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Pierre Bergé
Cet article a été
publié dans la revue Instinct nomade n°1 printemps/été 2018 que l'on peut se
procurer sur le site Amazon: Acheter Instinct nomade
Un seul légataire
universel. En 1963, ni le
PACS ni le « mariage pour tous » n'existent. Il n'y a donc pas
beaucoup d'options possibles pour que son compagnon ou sa compagne puisse
hériter – sans payer des droits exorbitants – à part l'adoption. Ainsi Édouard
Dermit (Antoine de son vrai prénom) devenu le fils adoptif de Jean Cocteau sera
son légataire universel et recevra à ce titre, en plus des autres biens du
poète, la propriété des droits moraux et patrimoniaux de son œuvre. Édouard
Dermit a hérité de plus de 3000 œuvres diverses (dessins, manuscrits, poteries,
sculptures, etc.). Peu avant sa mort, Jean Cocteau demandera à Pierre Bergé
d'être son exécuteur testamentaire et de veiller sur Édouard Dermit. Cocteau et
Bergé qui se côtoient depuis 1952 sont très proches. Le poète accorde une
totale confiance à ce jeune entrepreneur épris d'arts et de lettres qui a
permis au peintre Bernard Buffet d'accéder à à la célébrité et à Yves
Saint-Laurent de posséder sa propre maison de couture. Le testament du poète
stipule qu’à la mort d'Edouard Dermit, ce sera l’acteur Jean Marais qui
héritera des droits patrimoniaux et moraux, puis que le tout, à la mort de
Marais, passera entre les mains de Carole Weisweiller, fille de Francine
Weisweiller, grande amie et mécène de Cocteau.
Le testament d’Édouard Dermit. Pourtant, les choses vont se passer
différemment. Jean Marais refuse le principe de ce legs, ce qui oblige Édouard
Dermit à modifier son propre testament. Après réflexion, il choisit dans un
premier temps l’experte Annie Guédras comme héritière du droit moral des œuvres
graphiques et plastiques de Jean Cocteau. Quelques jours plus tard, un
codicille transfère l’ensemble du droit moral à Pierre Bergé tout en maintenant
à Annie Guédras son titre d’experte exclusive auprès de la succession. Si bien
qu’à la mort d’Edouard Dermit, en 1995, toutes les personnes intéressées par la
succession Cocteau (la famille Dermit, Pierre Bergé, Annie Guédras, Carole
Weisweiller et Dominique Marny, petite-nièce de Cocteau) se retrouvent chez un
notaire pour signer un pacte.
Le Comité Cocteau. En 1963, l'hypothèse qu’Édouard Dermit ait un
jour des enfants n'avait pas été envisagée par le testateur qui pourtant voyait
loin. A son décès en 1995, c'est le fils d'Edouard Dermit, Stéphane2 qui sera son
ayant-droit et Pierre Bergé, ami de longue date, qui héritera du droit moral –
à travers un Comité Cocteau chargé de l’aider dans sa tâche d’héritier du droit
moral – et qui se verra allouer 30% des droits d’auteur sur l’œuvre du poète
pour financer la gestion de ces droits. Au sein du Comité Cocteau qu'il dirige,
Pierre Bergé a une idée très précise de sa mission : « J'autorise,
j'interdis, je suscite. J'autorise, je rends possible, par exemple le tournage
d'Opium, le film d'Arielle Dombasle qui retrace la
relation entre Cocteau et Raymond Radiguet. J'interdis la reproduction
d'assiettes ou des mises en scène très mauvaises de pièces. Je suscite bon
nombre des manifestations qui ont lieu à l'occasion de ce cinquantenaire ou la
restauration de la maison de Milly-la-Forêt que j'ai pour l'essentiel financée,
avant que des collectivités locales ne viennent apporter leur concours.3 »
Le faux scandale des
« faux » Cocteau . L'affaire a défrayé la chronique à l'occasion de la donation
Wunderman à la Ville de Menton en 2008. Annie Guédras, experte officielle de
l’œuvre graphique de Jean Cocteau, a été désavouée par Pierre Bergé, détenteur
du droit moral de l'artiste. « Entre Pierre Bergé et Annie Guédras, des
tiraillements vont apparaître dans les années qui suivent, la seconde
reprochant notamment au premier d’authentifier lui-même certaines œuvres. De
son côté, Bergé contestera, dit-on, certaines expertises de Guédras.4 » Severin
Wunderman a tout collectionné de Cocteau, achetant ses œuvres auprès du dernier
compagnon du poète, Édouard Dermit, dans des ventes aux enchères ou auprès
d'autres collectionneurs. Il dut aussi faire preuve de bonne foi pour
expurger les faux de sa collection. Spécialiste de longue date de Cocteau,
Annie Guédras avait repéré une trentaine de dessins litigieux parmi les 623 de
la collection. L'affaire opposa dans un procès (voir document en annexe) l'experte et Pierre Bergé, détenteur du droit moral de
l'artiste. Pas moins de trois expertises des pièces graphiques furent réalisées
pour aboutir à la même conclusion qu'Annie Guédras : 36 œuvres pouvaient être
des faux. « Nous avons donc désattribué ces dessins sur lesquels les comités
d'experts avaient des doutes. Ce qui ne veut pas dire qu'il s'agisse de faux.
Cocteau lui-même, dans les années 1950 et 1960, copiait ses anciennes œuvres au
calque » explique Célia Bernas-coni, directrice du nouveau Musée Cocteau5. La collection est
aujourd'hui d'une entière transparence. Beaucoup de bruit pour rien en somme...
Les derniers changements. Après la disparition de Pierre Bergé le 8 septembre
2017, c'est Dominique Marny6 qui
a pris la présidence du Comité Cocteau (et Carole Weisweiller la
vice-présidence). La petite-fille de Paul, le grand frère de Jean Cocteau, a
une totale légitimité à ce poste, elle qui affirmait : « Pour
moi, le véritable héritage de Cocteau, c’est la curiosité, l’ouverture
d’esprit, avec une liberté absolue de penser et d’agir.7 » Après des
études à l’École du Louvre, elle commence à écrire. Elle s’inspire, pour ses
romans, de ses voyages ou de ses connaissances en art (notamment sur la vie des
peintres impressionnistes). Elle a été commissaire de l’exposition Jean Cocteau le magnifique, les
miroirs d’un poète, au Musée des
Lettres et Manuscrits en 2014. Longtemps vice-présidente du Comité, elle a eu à
négocier avec Pierre Bergé qui au final était le seul à trancher :
« Je suis l’antichambre, je lui soumets tout. Il écoute, mais c’est lui
qui décide. Beaucoup de gens essaient de savoir qui lui succédera à la
présidence du Comité, moi je ne lui pose pas la question, il fera ce qu’il
voudra.8 »
Que va devenir la Maison Jean
Cocteau ? Depuis le
décès du mécène en septembre 2017, l’avenir de la maison-musée Cocteau est
incertain. Pierre Bergé finançait à 100 % les frais de fonctionnement du lieu
avec son argent personnel. La Maison Jean Cocteau, ouverte en 2010 après 8
ans de travaux et 5 M€ investis dont plus de 2 M€ d’argent public, a été fermée
à la visite dès le mois de décembre 2017. Depuis, la fondation Pierre Bergé a
procédé au licenciement de l'ensemble du personnel. Le 12 février 2018, Hugues
Charbonneau9indiquait
« que les collections vont quitter la maison de Milly dans les prochains
jours. Pas pour les vendre mais pour les protéger. Elles devraient entrer aux
collections nationales, en l’occurrence à Beaubourg. Cela les rendra
inaliénables, ce qui signifie qu’elles ne pourront pas être vendues,
éparpillées. » Les différents héritiers et ayants droit ne semblent pas
vouloir prendre le relais de la politique généreuse de Pierre Bergé. Pour être
autosuffisant il faudrait passer de 17.000 à 50.000 visiteurs par an. Et le
Comité Cocteau – dont le budget provient des 30% de droits d'auteur liés à
l'exploitation de l'œuvre de l'écrivain – n'a pas les moyens d'assumer une
telle charge. La question sur l'identité d'un futur repreneur, privé et/ou
public, reste entière.
(Document)
Un protocole d’accord comme limite à l’exercice du droit moral
(affaire Guédras/Bergé)
Cour d'Appel de Paris, Pôle 5,
Chambre 2, 8 juin 2012.
Par testament du 22 septembre
1962, Jean Cocteau avait légué la totalité de sa succession à Edouard Dermit.
Au décès de celui-ci, le legs devait être transmis à Jean Marais puis à
Carole Weisweiller à qui appartenait la charge de déterminer qui serait capable
d’exercer une surveillance. Par codicilles des 29 décembre 1994 et 14 mars
1995, Edouard Dermit conférait l’exercice du droit moral sur l’œuvre de Jean
Cocteau à Pierre Bergé tout en précisant que cet exercice s’accompagnait d’une
consultation écrite de Carole Weisweiller. Par protocole d’accord du 11 octobre
1995, les héritiers (y compris Pierre Bergé) renonçaient à tout contentieux
portant sur les dispositions du testament de Jean Cocteau. Un comité Jean
Cocteau était créé dont Pierre Bergé s’était vu confier la présidence. Les
signataires du protocole d’accord s’étaient engagés à reconnaître Annie Guédras
comme seul expert de l’œuvre graphique et plastique de Jean Cocteau. Dans le
cadre d’un projet de création d’un musée Jean Cocteau à Menton, le donateur10 s’opposait à
ce qu’Annie Guédras fasse partie du comité scientifique ce qui avait pour
conséquence de bloquer toute avancée. Ayant été écartée au profit d’un
autre expert, Annie Guédras a assigné Pierre Bergé en responsabilité
contractuelle sur le fondement des articles 1134, 1142 et 1147 du Code civil,
devant le TGI de Paris, qui a condamné ce dernier. Suite à l’appel
interjeté par Pierre Bergé, la Cour d’appel a confirmé la position des juges de
première instance. La Cour rappelle que si Pierre Bergé est titulaire du
droit moral sur les œuvres de Jean Cocteau en vertu du codicille du 29 décembre
1994, il demeure tenu par le protocole d’accord qu’il a personnellement signé
et par lequel il s’engageait à en honorer les termes. Or, ce dernier
reconnaissait Annie Guédras comme seul expert des œuvres de Jean Cocteau.
Ainsi, sa volonté de présenter un nouvel expert avant même la démission de
celle-ci constituait un manquement à cet accord. Par conséquent en écartant
Annie Guédras, alors que « le fait d’être reconnue comme seul expert par
les parties avait pour corollaire la reconnaissance de la titularité du droit
moral sur l’œuvre de Jean Cocteau au profit de Pierre Bergé », ce dernier
a commis une faute engageant sa responsabilité contractuelle. La Cour
d’appel chiffre à 100.000 euros le préjudice correspondant.
Cette
affaire illustre une nouvelle fois les difficultés liées à l’exercice du droit
moral d’un auteur défunt.
__________
1. En 1966,
Edouard Dermit épousera Eliane Dubroca, une mannequin de chez Dior avec
qui il aura deux fils : l'aîné Jean avait pour marraine Jacqueline Picasso
et pour parrain Jean Marais ; le deuxième, Stéphane, Francine Weisweiller
et Pierre Bergé.
2 Il décédera
le 5 août 2015, deux ans après son épouse Pascale. Ils ont eu 3 enfants :
Morgane, Orphée et Vanessa.
3 Pierre Bergé,
entretien in Le Point du 11/10/2013.
4 Article Cocteau nouveau musée et
vieilles querelles par Edouard
Launet, journal Libération du 31 mai 2011.
5 Le musée Jean
Cocteau collection Severin Wunderman de Menton est un musée consacré à l'œuvre
de Jean Cocteau issu principalement de la collection de Severin Wunderman. Il
constitue la plus importante ressource publique mondiale de l’œuvre de l'artiste.
6 Romancière,
elle a également publié plusieurs ouvrages consacrés à Jean Cocteau dont voici
les plus récents : Jean Cocteau, archéologue de sa nuit, Textuel, 2010 ; Jean Cocteau le magnifique, les
miroirs d'un poète, en collaboration
avec Pascal Fulacher, Gallimard, 2013 ; Jean Cocteau ou le Roman d'un
funambule, Éditions du Rocher,
2013 ; Le
Paris de Cocteau, Éditions
Alexandrines, 2015.
7 Site Actu.fr,
26/02/2017.
8 Id.
9 Secrétaire
général du Comité Cocteau, in Le Parisien.
10 Severin
Wunderman
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